Basile Rogue : les 35 h sur Route des Grandes Alpes® !
Elles-ils ont traversé les Alpes et elles-ils racontent...
À 23 ans, Basile Rogue, coureur licencié au Chambéry Cyclisme Compétition, a accompli un incroyable exploit les 7 et 8 septembre 2025 : relier en moins de 36 heures Thonon-les-Bains à Nice par l’itinéraire classique de la Route des Grandes Alpes®. 712 kilomètres, 17 500 mètres de dénivelé positif, 17 grands cols franchis, et 35 h 46 min d’effort, dont 31 h 42 min passées sur la selle.
Un défi d’une rare intensité, réalisé avec l’aide précieuse de Rémi et Mathias, ses deux amis qui l’ont accompagné et assisté tout au long du parcours. Dans cet entretien, Basile revient en profondeur sur cette aventure humaine et sportive : les moments de doute, les instants de grâce, la gestion de l’effort, du sommeil, de l’alimentation… Une immersion passionnante au cœur de ce que l’on vit vraiment lorsqu’on s’attaque à un ultra de cette ampleur.

Basile, peux-tu te présenter ?
Je m’appelle Basile Rogue, j’ai 23 ans. Je viens du massif des Aravis et je suis né sur les skis. J’ai d’ailleurs couru dans le pôle « Espoir » avant d’arrêter et de passer moniteur de ski à Manigod. Côté études, après le bac, j’ai fait 3 ans de STAPS (option entraînement) à Chambéry. Cette année, je prépare un DE JEPS* « cyclisme traditionnel » à Dijon pour devenir directeur sportif et entraîneur. À côté de ça, je suis coureur cycliste et mon objectif cette année était d’intégrer le meilleur niveau amateur français pour l'année prochaine.
*Diplôme d'Etat supérieur de la Jeunesse, de l'Éducation Populaire et du Sport
Quand as-tu commencé le vélo ?
À 15 ans. Il faut dire que dans ma famille, le sport d’endurance et particulièrement le vélo sont un « fil rouge » : mon grand-père a fait Paris-Brest-Paris plusieurs fois ; mon père courait en trail et a participé à l’UTMB …
J’ai débuté la course en 2021 dans mon club, le Chambéry Cyclisme Compétition. Puis pendant deux ans, j’ai eu des soucis de santé : des crampes sévères et constantes qui m’empêchaient presque de descendre un escalier. Les traitements m’ont fait prendre plus de 10 kg… Quand ça a commencé à aller mieux, j’ai eu besoin d’un symbole fort : traverser la France à vélo, de chez moi au Mont-Saint-Michel (le berceau de ma famille) d’une traite. C’était mon « retour à la vie » et un message à moi-même (et aux autres) : on peut s’en sortir. Tout de suite j’ai aimé l’ultra et j’ai vu que j’y étais à l’aise. J’ai aussi fait une belle perf sur le Tour du Mont-Blanc et j’ai décidé, de me lancer un grand défi à chaque fin de saison.
À partir du Galibier, c’était l’inconnu !

Pourquoi avoir choisi Route des Grandes Alpes® ?
Je suis des Aravis et j’adore la montagne. La Route des Grandes Alpes me trottait dans la tête depuis longtemps : les cols mythiques, les paysages incroyables, le dénivelé, l’histoire… Au départ, je pensais la faire en plusieurs jours, puis avec mes potes d’assistance, on a osé parler de la tenter d’une traite pour en faire une aventure humaine partagée.
Qu’est-ce qui te séduisait et à quoi t’attendais-tu ?
Jusqu’à l’Iseran, je connaissais presque tout. À partir du Galibier, c’était l’inconnu : parfait pour l’aventure. Et rouler de nuit, j’adore : une sensation de liberté, comme si tu étais seul au monde.
Comment t’es-tu préparé ?
Je n’ai suivi aucun plan d’entrainement spécifique. Je me suis entrainé environ 15–20 h/semaine pour la saison de course. Mes sorties longues étaient limitées à 5 h – 5 h 30, 180 km maximum. En plus, j’ai eu une fracture du pied au printemps, qui m’a mis off pendant un mois et demi. Quand je me suis lancé, je sortais de deux semaines de courses en Bretagne avec de bonnes sensations. J’ai misé sur ma fraîcheur mentale et physique, mais il y avait une part d’inconnu assumée.

J’ai surtout mangé des bonbons
Pas de plan d’alimentation, donc ?
Non, je suis parti avec dans l’idée qu’il me fallait 60 à 70 g de glucide par heure. Puis du salé à partir de 5 à 6 heures de course. Comme je te l’ai dit j’avais prévu 750 ml de boisson par heure, puis ça a été toutes les heures et demie et même toutes les deux heures en fin de parcours. J’ai surtout mangé beaucoup de bonbons dans les cols pour me donner la pêche !
Du café ?
Je me suis autorisé un seul café pour éviter les crampes.
D’après Strava, tu as ingéré plus de 19 000 calories pendant ton exploit ?
Oui, même si moi je ne calcule pas comme ça, mais en termes de glucides. Un Pitch par exemple ça fait 15 g de glucides. Je voulais tourner à 60 / 70 g / heure donc il fallait que j’en mange au moins 4 ou 5 dans l'heure…
Comment était organisé ton assistance ?
Je suis parti avec deux amis du DE JEPS. Rémi, celui qui a la moustache sur les photos et Mathias, avec les cheveux blonds. Ils montent leur structure d'entraînement et ils sont déjà directeurs sportifs à Lyon et dans la région, donc ils savent gérer des athlètes. L’important était de m’entourer de personnes de confiance, qui soient vraiment mes amis et avec qui j'avais envie de partager une aventure humaine.
Tu peux vite perdre pied dans un ultra
Il y avait répartition des rôles entre Rémi et Mathias ?
Mathias était vraiment dans les datas. Il suivait les temps de passage. Rémi c’était le côté humain. Ce n’était pas évident pour eux non plus, parce que 35 h à suivre quelqu'un c’est quelque chose d'énorme. Ils se relayaient à peu près toutes les 3 h pour dormir un peu. De manière qu’il y en est toujours un pour me préparer les ravitos dans les cols, me soutenir psychologiquement… Quand ils me parlaient, je ne répondais pas forcément, parce que l’effort est tellement total que tu es dans ta bulle. Mais quand ils me transféraient les messages du groupe WhatsApp, ça me reboostait énormément.
Quelle voiture aviez-vous ?
Mon Citroën Jumpy, assez grand derrière pour faire dormir une personne et transporter des vélos.
Rémi et Mathias ont un peu roulé avec toi ?
Chacun leur tour, ils ont fait certaines montées avec moi et, dans les descentes, l'un ou l'autre se mettait devant moi pour me sécuriser et me canaliser. Tu peux vite perdre pied dans un ultra, donc on n’allait pas trop vite. Mais la majorité du temps, j’étais tout seul. J’ai aussi un de mes copains qui habitent Bourg-Saint-Maurice qui m’a suivi dans une partie du col de l’Iseran. Il était là quand je suis tombé en hypo et que je me suis arrêté 5 minutes pour manger. Et ce qui a été vraiment fort, c’est quand un autre de mes copains, qui habite Val Cenis et que je n’avais pas vu depuis un an, m’attendait en haut du col. Là je me suis dit que j’étais vraiment en train de vivre une aventure de fou et qu’il fallait que j’en profite à 100% !
Gros souci dès le départ !
Le 06 septembre, veille du départ, tu dors à Thonon ?
Non, j'ai préféré dormir chez moi pour recharger les batteries des téléphones et des lampes au maximum. Mes deux potes dormaient chez moi aussi. On avait finalisé deux ou trois points ensemble pendant l’après-midi. Ça a été un réveil un peu dur à 03 h 30 pour partir à 06 h 00 de Thonon, qui est à 01 h 45 de chez moi. Mais j’avais vu dans mes cours que ce n’était pas le sommeil d'avant ta course qui compte le plus, mais celui de deux ou trois jours avant.
Quel petit-déjeuner ?
Comme tous les matins, j'ai pris deux œufs, une tranche de jambon et 100 g de flocons d'avoine comme les matins de course où je charge en glucides.
En partant à 06h, tu as dû être assez tranquille dans les gorges de la Dranse ?
En fait non ! On a eu un gros souci presque tout de suite : on est tombé sur une grosse déviation, à cause d’un éboulement. Les gars en voiture, ils ne peuvent pas passer et sont obligés de prendre la déviation. Moi je tente le coup et je passe. J’ai eu un autre souci en Maurienne, à cause d’une autre déviation qui m’a obligé de prendre un petit col vers Aussois.
Après Thonon, tu rejoins le col des Gets, puis tu descends en direction de la vallée de l’Arve pour emprunter le col de la Colombière depuis Cluses ?
Oui, je sens que je n’ai pas de très bonnes jambes. Je ne veux pas le dire aux gars, parce que ne veux pas leur faire peur. Même si, en fait, je n’ai pas eu de réelles difficultés dans les cols avant le col de Vars et si je n’ai jamais pensé à abandonner, pendant les quatre ou cinq premières heures, je ne suis pas confortable et je me dis que je vais en ch…
Des lapins dans la descente du Galibier
Et tu retrouves ton énergie en bas de la descente du Cormet de Roselend ?
Oui. Je reprends du « peps » et ça me booste pour la suite. Je passe l’Iseran, avec une petite fringale mais ça va. Je monte le Galibier sans difficulté… En fin de parcours, en revanche, je retrouve mes douleurs physiques et ça devient très dur. J’ai mal aux rotules, très mal au dos… Le lendemain de l’arrivée, j’ai tellement gonflé à cause de l’inflammation que j’avais l'impression d'avoir pris deux ou trois kilos !
Qu’est ce qui te motive pour résister à la souffrance ?
Les temps de passage de Thibaut en 2024. Qu’on le veuille ou non, ça crée de l’émulation. Plus encore d’ailleurs pour ceux qui m’accompagnent que pour moi.
Comment se passe la nuit ?
Il y a des moments extrêmement longs. Je ne me rappelle pas trop, mais je crois que je n’ai pas croisé de voiture entre le haut du Galibier et Guillestre. J’étais vraiment seul au monde. Mais il y a quand même pas mal de flou dans mes souvenirs. Je me rappelle surtout de détails, comme les lapins dans la descente du Galibier…
J’ai pleuré deux fois dans le col de Cayolle
Parle-moi un peu de ta « bulle » ?
Je mets ma musique… Je roule tout le temps avec ma musique. Je repense aux souvenirs positifs. Quand j'ai triomphé de mes soucis de santé. Dans les moments de course qui ont été glorieux pour moi. Je revois les moments de partage avec mes copains. Je pense à ma famille, à mes amis… Dans les moments durs je demande les messages qui arrivent sur le groupe. Il y a un moment qui me vraiment du bien, c’est quand Mathias s’arrête pour le ravitaillement à Bourg-Saint-Maurice à l’exact endroit où ma mère s’était posée l’année dernière pendant le Tour du Mont-Blanc. Ça me remplit d’émotion ! J’ai pleuré aussi deux fois dans le col de Cayolle, quand j’étais en pleine hypoglycémie et que j’étais fatigué. Dans ces moments-là, où en plus il y a plein de souvenirs qui affluent, il faut accepter de pleurer pour évacuer ses émotions…
Les quatre derniers kilomètres de la Cayolle ont été un des moments les plus durs pour toi ?
Le col de la Cayolle, c’est 27 km mais j’avais un peu dormi avant et je m’étais bien alimenté. Donc, j’ai dit à Mathias de partir devant et de m’attendre en haut du col. C’était une erreur, parce qu’à quatre kilomètres du sommet, hypo fatale ! Je commence à pleurer. Je me dis il faut que tu montes avec ta tête. Je sais gérer les hypos, il faut juste continuer à pédaler, quel que soit le rythme, même si à un moment donné il faut finir à pied. Je suis monté au ralenti. À la fin, je n’arrivais presque plus à avancer et quand j’arrive en haut, j’ai dit aux gars : « Il faut que je mange, n’importe quoi, mais il faut que je mange… ».
L’autre gros coup dur c’est à partir de Valberg ?
À partir du Galibier, je m’arrêtais 5 / 7 minutes en haut de chaque col, mais en me posant sur une chaise. Le but c’était un moment de calme, où j’écoutais les messages que les gars me lisaient. Le but, c’était que je reste uniquement focalisé sur le prochain col et pas sur l’arrivée. Mon compteur était toujours en économie d'énergie, du coup je ne savais jamais où j'en étais… Je prenais col par col et ça marchait très bien. Jusqu’en haut de Valberg, où Mathias me dit : « Tu vas voir, c’est quasi fini ! ». Et en fait non, il restait deux gros cols et autant de petits cols. Dans ma tête je voyais la ligne d’arrivée et en fait il restait 7 ou 8 h d'effort. Donc là j’ai perdu pied, et j’ai vraiment souffert, dans la Colmiane par exemple.
Je commençais à avoir des hallucinations…
Les douleurs physiques sont revenues…
Oui et les douleurs gastriques se sont intensifiées. Déjà la veille, j’avais un peu mal au ventre. J’ai eu mal tout le long et encore après pendant au moins trois ou quatre jours. Je crois que j'ai fait une énorme déshydratation. Pourtant j’ai vraiment bien bu. Mon ventre était vraiment gonflé et j’étais brassé tout le temps.
Tu es allé aux toilettes plusieurs fois ?
Je suis allé à la selle une seule fois, à Val Cenis, après l’Iseran. Et le truc de fou c’est que je n’ai uriné qu’une seule fois aussi ! Je pense que c’est aussi pour ça que j’ai eu des problèmes gastriques aussi importants.
Combien de fois as-tu dormi ?
Le plan initial était de dormir deux fois 30 minutes. En fait, je n’ai dormi qu’une fois 10 minutes, à Barcelonnette. Je commençais à avoir des hallucinations et du mal à tenir mon guidon. En réalité, j’ai dormi mais tout se passait comme si je ne dormais pas. Mes potes m’ont dit que je mangeais des cacahuètes en même temps. Comme si mon corps s'était mis en off mais que j’étais encore conscient. J’ai lu que pas mal de de personnes en ultra ressentaient le même phénomène.
Comment tu as vécu les derniers kilomètres ?
Ça a été très dur, très douloureux, le plaisir en berne, aucune émotion… Quand j’ai vu mon chrono, j’ai dit « c ‘est cool » mais plutôt pour dire quelque chose. Un ami de Nice m’a rejoint pour me soutenir. Mais j'avais du mal à prendre du plaisir, j’étais juste content quand même d'arriver. J’étais tellement épuisé et dépourvu d’émotions que si on m’avait annoncé le décès d’un proche, je ne sais même pas comment j’aurais réagi. C’est à partir du sommet du Turini que je n’ai plus rien ressenti. Comme si mon corps était mort ou passé en mode survie. Rémi était tellement fatigué que lui non plus n’avait plus d’émotion. Mathias un peu plus, mais il avait surtout sommeil.

Aucune émotion !
Tu as perdu combien de kg pendant cette traversée ?
Normalement, je pèse dans les 64. Juste après j’avais l’impression d’avoir pris du poids à cause des inflammations. Puis quand j’ai dégonflé, j’étais à 60 kg.
Tu as mis combien de temps pour « atterrir » ?
On a dormi à Nice chez mon ami et le soir on a mangé au resto. Je n’ai même pas beaucoup mangé tellement j'avais mal au ventre. On est rentré le lendemain et, pareil toujours, aucune émotion. Je recevais des messages, j'étais content mais je ne ressentais pas grand-chose. Pendant 2 ou 3 nuits, j’ai très mal dormi, j’avais très soif donc je me réveillais pour aller boire. D’habitude, je tourne autour des 60 70 de VFC et là ma montre me disait 24 ! Si par exemple je fais une nuit blanche et que je me mets une énorme cuite je suis au moins à 50. 24, ça veut dire que mon corps était mort !
Si c’était à refaire, tu changerais quelque chose ?
Non, je ne crois pas, sauf ne pas me projeter trop tôt, comme je l’ai fait en haut de Valberg.
Tu aurais pu rouler encore ?
Peut-être, oui. À fin tu pédales avec la tête.

Ça me fait vibrer de partager ce type d’aventure avec des gens que j'aime !
Tu as senti des moments de plénitude pendant ta traversée, des connexions particulières avec la montagne ?
J’ai bien aimé les moments où j’étais seul. Tu fais corps avec la route, tu ressens la moindre secousse… J’aime bien avoir eu des hallucinations. Parfois, je croyais qu'il y avait quelqu'un derrière moi. Je voyais des formes qui ressemblaient à une personne…
Tu sens des choses qui ont changé en toi ?
Je sais que je suis capable de vraiment repousser mes limites. Je sais que ça me fait vibrer de partager ce type d’aventure avec des gens que j'aime… Je crois que, chaque année, on va se donner un nouvel objectif, avec un vidéaste et une petite équipe pour tourner des documentaires sur les défis.
Tu as déjà réfléchi à un nouveau challenge ?
Ce que j’ai en tête, c’est un ultra, à l’étranger, dans des conditions vraiment difficiles. Le but serait de le retransmettre à partir d'un documentaire comme on peut voir déjà sur Netflix ou sur Uptrack. Je pense au documentaire sur la Barkley par exemple…

L’ultra, c’est se découvrir ensemble !
Pour le vélo, tu vois comment la suite ?
Je signe en Élite à Vannes : nouveau club, nouvelle région, calendrier national. L’ultra, ça restera en fin de saison. J’ai un objectif fort, un clin d’œil et un hommage à mon grand-père : Paris-Brest-Paris 2027, 1200 km que je veux parcourir en moins de 50 heures. Mais d’ici là, je dois passer les brevets de 300, 400, 600, 800 km !
Un message pour celles et ceux qui veulent tenter une aventure comme la tienne ?
N’hésite pas ! L’assistance (ou l’entourage) compte autant que le wattage. Pas besoin d’une nutrition “parfaite” : choisis surtout ce que tu avales facilement. Pense sécurité, progressivité, plaisir, et accepte d’en faire une introspection. L’ultra, c’est se découvrir… ensemble.
Tu t’appelles Basile Rogue, tu sais ce que veut dire « Rogue » en anglais ?
Oui, ça veut dire rebelle, parfois “voyou” au sens d’indocile. Ça me parle : j’ai ce côté à contre-courant, faire ce qu’on pense impossible. Je me suis rebellé contre mes soucis de santé.